En octobre 1902, Henri Bardy fait une incursion en Suisse avec la publication dans le journal le Ralliement d'une suite d'articles sur la Tour de Milandre, située non loin de Delle en France.

La Tour de Milandre

I

L'entrée en Suisse par Delle, ville française, placée à l’extrême frontière, offre un ravissant coup d'œil. La vallée, qu'arrose l'Allan de ses eaux tranquilles, se resserre et le village bernois de Boncourt montre le long de la route ses maisons proprettes et confortables, ainsi que les bâtiments de la manufacture de tabac de MM. Burrus (de Sainte-Croix aux-Mines).
Le paysage devient de plus en plus pittoresque, surtout quand on aperçoit, à droite, la vieille tour de Milandre qui se dresse, à flanc de coteau, sur un rocher, au milieu des arbres. Les ruines de cet antique manoir, encadrées par de belles forêts et de riantes prairies, n'inspire pas la tristesse comme la plupart de celles que l’on voit d’habitude ; elles ont, au contraire, une grâce sévère, un peu mélancolique, qui vous captive et vous charme. On sent qu'il a dû se créer, à leur ombre, de nombreuses légendes, et que si l'on pouvait y feuilleter l’histoire du Pays d’Ajoie, qu’elles dominent, on éprouverait un plaisir extrême. Elles rappellent involontairement la ballade des Francs-Archers de Victor Hugo, montrant au fond d’un vallon une tour, pareillement isolée :

      Qui, lorsqu’en Palestine allaient mourir nos rois,
      Fit bâtir en trois jours, au dire de nos pères,
      Par un ermite saint qui remuait les pierres
      Avec le signe de la croix.

La tour de Milandre peut se vanter de remonter bien au-delà des Croisades. Elle se dressait déjà fièrement sur son roc à une époque beaucoup plus reculée puisqu’elle était la vigie d’un camp établi par les Romains sur la colline voisine appelée le Crêt de Châtillon. Ce camp, assez vaste pour y loger une légion, c'est à dire près de 4000 hommes et 300 chevaux, protégeait la jonction des routes qui, de Delle, arrivaient depuis le Rhin et les vallées du Jura. La tour était d'autant mieux placée à cet endroit qu’elle servait encore de signal protecteur à une villa romaine qui s’étendait à ses pieds, dans la prairie de Buix, et que les traditions populaires ont plus tard transformée en une maison de Templiers.

Tour de Milandre. Source : www.boncourt.ch

     On sait qu’autrefois les noms propres de lieux, comme ceux de personnes, n'avaient pas d'orthographe et que, dans les anciens titres et documents, on les voit écrits sous toutes les formes qu'ils sont susceptibles de prendre. Aussi trouve-t-on, dans les vieilles chartes, le nom de Milandre diversement orthographié : Milande (en 1282 et 26 mai 1373), Mylande (3 avril 1284), Melan (1283), Mylant (7 janvier 1285), Milane (2 et 6 avril 1350, 1415,) Milandt (1321, 1341, 1429, 1438, 1457,1462). On voit que c'est sous cette dernière forme qu'il est le plus souvent écrit.
     Quelle est l’étymologie de ce nom ? II nous semble que Quiquerez, l'habile fouilleur des antiquités de l’ancien Evêché de Bâle, et d'autres érudits locaux sont dans le vrai en prétendant qu’il vient de mi (milieu) et land (pays), parce que la tour de Milandre est située à peu près au milieu du Pays d’Ajoie.
    Nous trouvons Milandre mentionné pour la première fois dans un titre du 15 mal 1282 par lequel Thierry IV [Thierry III], dit le Grand Baron, comte de Montbéliard, donne à Renaud de Bourgogne, en considération de son mariage avec Wilhelmine ou Guillemette de Neufchâtel-entre-Joux, son arrière-petite-fille, les comté, baronnie et seigneurie de Montbéliard, en se réservant Milandre et appendices ou dépendances, la châtellenie de Porrentruy et l’avocatie de Delle.
     Immédiatement après la mort de Thierry IV, auquel, d'accord en cela avec M. Léon Viellard (Doc. p. l'hist, du territ. de Belfort), nous donnons ce nombre IV au lieu de III dans la série des comtes de Montbéliard, Renaud de Bourgogne, hardi et querelleur, vrai type des barons du Moyen-Âge, se mit en guerre avec Henri d'Isny, évêque de Bâle, en lui refusant l'hommage du comté de Montbéliard.
     L'empereur Rodolphe de Habsbourg prit parti pour Henri qui avait été son secrétaire ; l’évêque Conrad de Strasbourg fit de même, et, dès les première jours du printemps de 1283, les trois alliés envahirent les terres de Renaud, ils emportèrent d'abord la forteresse de Milandre, allèrent ensuite mettre le siège devant Porrentruy, dont ils s'emparèrent, et, le 13 avril, l’empereur d'Allemagne contraignit le comte de Montbéliard d’abandonner à l’évêque de Bâle la propriété du château de Milandre et de ses dépendances, en promettant de vivre à l'avenir en paix et en bonne intelligence avec ce prélat. L’issue de cette guerre fut malheureuse pour lui, et l’année suivante, il fut condamné par l’empereur à une amende de 8000 livres tournois à cause de son refus de lui faire foi et hommage.
     Le monarque avait déclaré le comté de Montbéliard dévolu à l'Empire par suite de la félonie de Renaud ; mais comme celui-ci lui avait fait à Fribourg, en Suisse, le 3 avril 1284, ses soumissions, Rodolphe se contenta de lui infliger cette amende, très grosse pour l'époque. Le 7 Janvier 1285, Etienne de Gonzans fit hommage lige à l'évêque Henri d'Isny pour le fief et le château de Milandre, avec tontes ses appartenances, sous le cautionnement de Mathias Reich de Reichenstein, chevalier.

II

    Que de maîtres se succédèrent ensuite au château féodal de Milandre !... Nous y voyons, toujours sous la suzeraineté de l’Eglise de Bâle, les sires de Versey, ceux de Massevaux, les comtes de Thierstein, les seigneurs de Burnkirch-Illfurth, les nobles de Spechbach, sans compter ceux dont les chroniques ne nous parlent pas.
     Quel dommage que, pour cette époque surtout, les documents historiques soient si clairsemés, si vagues, si embrouillés au point de vue de la généalogie des familles !... Quel dommage aussi de n’avoir pas connaissance des renseignements recueillis jadis par M. Quiquerez, le savant archéologue de Bellerive, car, dit-il, « l'histoire de ce manoir forme tout un chapitre de ses manuscrits sur les châteaux du pays ».
     Nous ne trouvons dans Trouillat (Monuments de l'Histoire de l’ancien Évêché de Bâle) que quelques faits éparpillés, fort difficiles à rattacher les uns aux autres, d'autant plus qu'ils ne sont pas toujours d’accord sous le rapport des noms de personnes. C’est ainsi qu’à la date de 1321, il est question deux fois d’un Herchemann de Massevaux, qui doit être le même qu’Hartmann, mentionne dans un acte du 2 avril 1350. Ce seigneur alsacien avait épousé Jeanne de Jour, fille d’Ambert ou Humbert de Jour, chevalier, sire de Vesey et de Simonette de Gonzans. Elle lui avait apporté le fief de Milandre, dont il avait reçu l'investiture du comte Renaud de Montbéliard en 1321, peu de jours avant la mort de ce dernier.
    Il semblerait pourtant que le chevalier Humbert se soit réservé quelque chose dans ce domaine, puisqu’on le voit, en 1346, vendre à Richard Vaidrel de Porrrentruy, écuyer, une rente de 19 quaressons, moitié blé pur et moitié avoine, à livrer chaque année au Mairat (Mairoix), près de Milandre. Cette vente fut faite pour la somme de 95 florins de bon or de Florence qu'Humbert de Jour devait à Vaidrel pour un coursier bai-brun que l’écuyer avait perdu à son service. La rente fut assignée sur les biens qu'il pouvait avoir sur les quatre corps du « maigny » du Mairat et au finage et territoire du dit lieu, qui est de la paroisse de Buix, au diocèse de Besançon.
    Hartmann de Massevaux était mort avant 1350, car nous voyons Jeanne de Jour, veuve à cette époque, déclarer, le 2 avril de cette année, retenir le château de Milandre, avec ses dépendances en fief de l'Eglise de Bâle, promettre, tant en son nom qu’en celui de Conrad de Boerenfels [Baerenfels], son curateur, d'en ouvrir les portes à l’évêque à chaque réquisition. Avant de ratifier l'investiture, le prélat bâlois, Jean Senn de Musingen, promit à Jeanne, par un acte passé quatre jours après (le 6 avril), que si elle pouvait prouver, dans l'espace de deux ans, qu'elle ne doit pas être assujettie aux conditions qui lui sont fixées, elle serait relevée de ces conditions. L’acte ne dit pas en quoi elles consistaient.
    Il parait qu’elle put faire la preuve demandée, car nous trouvons le fief entre les mains d'un Hennemann de Massevaux qui, en 1373, prend le titre Seigneur de Milande ...

III

    Ce donjon carré, aux murs épais et percé de quelques rares ouvertures ressemblant plus à des meurtrières qu'à des fenêtres, situé tout proche de la ville fortifiée de Delle (situm juxta castrum seu oppidum Tattenriet, Bysuntinensis dyocesis), était, comme nous l'avons dit, dans une admirable position pour surveiller les environs et comme une aorte de mirador destiné à communiquer par télégraphe optique avec différents postes de la contrée. Mais ce devait être une habitation bien exiguë, bien peu confortable. Aussi est-il plus que probable qu'au Moyen-Age on avait groupé à ses pieds quelques constructions en moellons et en bois pour servir de cuisines, d’écuries et autres aisances de manière à pouvoir, au besoin, loger les seigneurs de l'endroit et leurs domestiques. Ces « appendices » n'ont pu résister à la destruction et ont disparu sans laisser la moindre trace. C’est pourquoi nous pensons qu'à la fin du XIV^e et au commencement du XV^e siècle Milandre servait de résidence habituelle à la branche de la famille de Massevaux dont il vient d'être question, et, dans ce pays d'Ajoie de langue romane, on avait improprement traduit le nom allemand Masmünster en celui de Meisonval.
     On voit, le 25 mai 1373, Hennemann de Milandre signer comme caution dans un traité fait entre Thiébaut, sire de Neufchâtel en Bourgogne, et Isabelle de Neufchâtel, comtesse de Nidau, au sujet de l'emprisonnement de Louis, sire de Montjoie, qui avait été détenu au château de Blâmont, appartenant au premier, et à la requête de Jean de Vienne, évêque de Bâle.
     Il est fait mention de ce même Hennemann dans un titre du 22 mars 1381. Etait ce un de ses fils qui, appelé aussi Hartemann ou Hartmann dans un acte du 6 octobre 1409, est intitulé domsel (damoiseau) de Milandre ? C'est une sentence de Cuenin Grossechambe, de Montbéliard, bourgeois et prévôt de Porrentruy, maire de la mairie d'Ajoie, entre Jehan Joliat, dit Chapuzat, prêtre chapelain de la Chapelle Ste-Catherine fondée en l'église St-Pierre à Porrentruy, et Hartemann et son épouse Yolande, domzelle de Milandre, Le domzel fut condamné à payer.
     Quelle parenté avait ce personnage avec Henri de Milandre, homme d'armes (scutifer), auquel une lettre d'investiture du château est accordée, en 1415, par Eberhard de Wurtemberg, comte de Montbéliard ? Que se passa-t-il ensuite et pour quelles raisons trouvons-nous le fief de Milandre inféodé en 1429 à Jean, comte de Thierstein, un des seigneurs les plus puissants de l'Autriche, antérieure, puis cédé par lui, en 1444, à Conrad de Burnkirch écuyer (armiger) ? Ce sont là autant de questions soumises aux recherches des érudits du pays.
    De Burnkirch, dont le nom venait d'une petite localité du Sundgau située tout près d’Illfurth, le château de Milandre passa en 1454 aux nobles de Spechbach, dans la personne de Jean-Henri ; sa situation sous ce rapport fut successivement régularisée en 1457 par les comtes de Montbéliard et en 1462 par l’évêque de Bâle Jean de Venningen. Cette famille, une des plus anciennes du Sundgau, tirait son nom de deux villages de l'ancien canton de Mulhouse, qui faisait autrefois partie de la seigneurie de Thann, prévôté de Burnhaupt.
    Dès avant 1423, elle retenait en fief les collonges de Miécourt et était en possession de droits de franchise à Courchavon, Courtemaiche, Alle, Boncourt, etc., toutes localités situées en Ajoie. Ces droits furent reconnus à nouveau le 15 octobre 1594.
    Tandis que les trois châteaux de Ober et Nider-Spechbach [Spechbach-le-Haut et Spechbach-le-Bas] appartenaient à différents nobles d'Alsace, ceux qui portaient le nom de ces villages résidaient ordinairement dans une maison qu'ils s'étaient fait construire à Lebetain, entre Delle et Saint-Dizier et qui, lorsque nous l'avons vue il y a un certain nombre d’années, avait encore un cachet d'ancienneté assez remarquable. C’est dans cette demeure seigneuriale que mourut, le 4 septembre 1726, messire François de Spechbach, écuyer des seigneurs de Miécourt. Il fut enterré dans l’église de Saint Dizier, où se trouvait jadis sa pierre tombale. Nous en avons reproduit le dessin en 1862, dans le Bulletin de la Société pour la Conservation des monuments historiques d'Alsace.

Pierre tombale de messire François, écuyer des seigneurs de Miécour.
Extrait du Bulletin de la Société pour la Conservation des monuments historiques d'Alsace de 1862.

Il y avait longtemps que le château de Milandre était devenu inhabitable. La tour s'était effondrée en partie, mais on l'avait réparée à plusieurs reprises de manière à pouvoir tout au moins lui conserver son ancienne destination du télégraphe. C'est à cet usage qu’elle servait encore lorsque le maréchal de Turenne la fit démanteler le 28 décembre 1674, lorsque de Champagney il envoya un petit corps de troupe occuper la ville de Delle et achever de faire sauter le château, déjà plus qu'aux trois quarts ruiné depuis 1636.

Ancienne carte postale de la Tour de Milandre, reste du Château de Milandre à Boncourt (Suisse).

IV

Si la tour en ruines de Milandre n’a qu’une Importance historique très secondaire, elle offre un grand intérêt, au point de vue légendaire et mérite d’être visitée tant par la beauté de son site que pour la curiosité naturelle qui se trouve à sa base. Nous voulons parler des fameuses grottes, que la tradition populaire prétend être, avec la caverne du château de Blâmont, un des séjours de prédilection de la fée Arie.
Il serait intéressant, ce nous semble, et surtout grand temps, au point de vue du folklorisme local, de réunir tous les souvenirs traditionnels qui se rattachent à ces grottes et au ruisseau limpide qui en découle. Il y aurait mille remarques, mille commentaires à faire à ce sujet et on pourrait, sans aucun doute, trouver de nombreuses traces de très anciennes croyances. On rencontrerait facilement, attachées à cette source souterraine et à ces bassins remplis d’une eau claire comme du cristal de roche, des survivances de l'ancienne religion celtique. Et la bonne Tante Arie n'en est-elle pas une du vieux culte druidique, N'est-elle pas elle-même la poétique et gracieuse transformation d'une de ces prêtresses, vêtues de blanc, allant à la recherche de plantes sacrées, d'herbes consolantes, aux vertus curatives vraiment magiques, qu'elles distribuaient aux pauvres malades des campagnes ? Voilà pourquoi la reconnaissance populaire a transmis leur souvenir à travers les âges. La fée Arie, cette Providence des jeunes filles sages de l’Ajoie, est une des plus attrayantes conceptions de nos aïeux, et il n'est pas étonnant de voir son nom si répandu chez nous, surtout à proximité de sa demeure séculaire de Milandre.

Grottes de Milandre. Boudoir de la Fée Arie. Boncourt (Suisse).

     Du reste, il n'y avait pas que là où la bonne fée aimait à séjourner. Elle avait encore dans une localité voisine, à Beurnevésin, deux cavernes plus petites, qui lui servaient en quelque sorte de maisons de campagne. C'est de là qu'elle allait parfois à la veillée dans une maison de Réchésy, où visiter certaine roche tombée de la colline de Faira dans la prairie, et à laquelle elle avait transmis une partie de son pouvoir moralisateur. Quand, au temps des foins et des regains, une fille paresseuse abandonnait sa fourche ou son râteau pour aller se reposer à l’ombre du rocher, une force surnaturelle repoussait la nonchalante et l'envoyait rouler jusque dans le ruisseau où elle prenait un bain forcé.
     Il était aussi de Beurnevésin, ce paysan qui, avec sa charrue attelée de deux bœufs blancs, labourait, en compagnie de son valet, un champ situé à proximité de la caverne de la Tante Arie, et dont A. Quiquerez nous conte ainsi l’histoire : « Ils crurent, dit-il, sentir l'odeur du gâteau sortant du four. C’était sans doute la fée qui faisait du pain. Les deux laboureurs manifestèrent hautement le désir de goûter un morceau de l’attrayante galette. Arrivés au bout du sillon, ils trouvèrent l’objet de leur souhait placé sur une blanche touaille avec un couteau pour faire le partage du gâteau. Le repas terminé, le valet, un malotru, au lieu de remercier la fée, empocha le couteau ; mais la Tante-Fée n'était pas loin ; elle fit aussitôt entendre sa voix irritée, et l’ingrat valet laissa tomber le couteau dérobé ».
     Si nous avons cité cette légende, c’est pour faire un rapprochement et montrer que la tradition des fées boulangères n'existe pas seulement dans ce coin du Jura mais dans des localités du Territoire de Belfort situées au pied des Vosges.
Nous en avons parlé dans un article intitulé Fées et Elfes au pays vosgien, inséré en fascicule IX de nos Miscellanées (1901, pp. 23-37) Les petites fées en question habitaient, dans des champs voisins de Grosmagny, des demeures souterraines. « Les cultivateurs, en menant leurs charrues, les entendaient parfois racler leur pétrin. Ils les interpellaient en leur disant : Bonne fée ! petite fée ! donne-nous de ce gâteau que tu fais si bien. » Et aussitôt un beau gâteau se trouvait déposé à l'autre bout du champ. Heureux temps où les friandises les plus délicates étaient, et à si peu de frais, à la portée des gens de la campagne !...
     Cet exemple montre les liens qui rattachent les souvenirs traditionnels de réglons diverses ; il est évident que leur source remonte aux temps du Paganisme.
     Milandre est une mine de légendes, de traditions populaires et de superstitions. En les recueillant pendant qu'il en est peut-être encore temps, on pourrait faire un gros volume.
     N’oublions pas de rappeler la Dame blanche qui, chaque cent ans, apparaît au sommet de la tour, attendant qu'un jeune homme vienne la délivrer. Qui donc se laissera tenter ? La dame, est fort belle et n'oublie pas, au bout de cette période séculaire, qu’elle est femme et partant coquette. Elle prend la précaution, pour se rajeunir, de se plonger dans un des bassins de la grotte. Et en usant encore, cette fontaine de Jouvence ferait sans doute renaître les lys et les roses sur le teint de nos jolies Ajoulottes [habitantes de l'Ajoie] sur le retour. Il serait d'ailleurs facile d’essayer...
     Beaucoup de vieux castels des environs ont leurs Dames blanches. Il en apparaît au Rosemont, à Rougemont-le-Château, à Essert, à Breyvâ, à Florimont, et dans les légendes qui s’y rattachent, il est presque toujours question de trésors cachés et de clefs à s'emparer. A Milandre, il y a aussi, sous la tour, un souterrain où se trouve un trésor dans un coffre de fer, dont il faut saisir la clef entre les dents d'un effrayant dragon qui jette feu et flamme quand on l’approche.
     Dans les mines voisines du château de Delle, ce n'était pas une femme qui revenait ; c'était un chevalier, armé de pied en cap, qui apparaissait, et les pâles rayons de la lune, se reflétant dans son armure, jetait au loin de bleuâtres et fantastiques lueurs.

V

Et la vieille tour, vénérable témoin de temps, aussi longtemps enveloppée de son auréole merveilleuse de légendes, les unes poétiques et gracieuses, les autres sombres et terribles, se dresse sur son roc, au milieu des arbres, sous un manteau de mousses et de lichens.

Tour de Milandre en 1933. Source : swisscastles.ch.

    Assis à son ombre, en admirant le charmant paysage qui se déroule à vos yeux, en écoutant le murmure du feuillage qui vous couvre, et le susurrement des ruisselets qui sourdent à vos côtés, vous éprouvez une de ces délicieuses sensations que la Nature — rerum alma parens — peut seule donner, surtout quand elle est secondée par les souvenirs du Passé !
    En terminant, il nous revient à la mémoire une impression qui remonte déjà à une douzaine d'années. En allant faire une petite excursion aux Gorges de Moutier, nous trouvâmes à la gare de Delle, une société musicale — celle de Boncourt, — qui se rendait à Saint-Ursanne pour prendre part à un festival. Nous fîmes route ensemble. Arrivée en face de la vieille tour de Milandre et des grottes qui furent la mystérieuse demeure de la fée Arie, l'Harmonie boncourtoise se mit à jouer, et ce ne fut pas sans une singulière émotion qu’après une bien longue absence du pays natal nous entendîmes de nouveau le patriotique et gai refrain de l'Ajoie, l’air populaire et national du pays de Porrentruy-Montbéliard :

       Vivent lês z’Ai, z’Ai, z’Ai,
       Vivent lês z’Aidjoulots !...

Henri BARDY
Lafeschotte, le 20 septembre 1902.

Pour information, la commune de Boncourt en Suisse, n'est plus bernoise depuis le 1er janvier 1979 où elle a rejoint le canton du Jura.

En ce qui concerne les Monuments de l'Histoire de l’ancien Évêché de Bâle de Joseph Trouillat, ils ont été publiés en plusieurs volumes, dont je vous donne les liens disponibles en ligne, ci-dessous :
- Tome premier.
- Tome second.
- Tome troisième.
- Tome quatrième.
- Tome cinquième.

Quant au refrain de l'air populaire de l'Ajoie, il provient de la première strophe de la chanson intitulée "Les Petignats de 1740", qui fait référence à la révolution de 1740 dans l'Ajoie, mené par Pierre Péquignat. Voici la première strophe :

Jurassiens, chantons en choeur (bis)
Du temps passé le vrai bonheur. (bis)
Tous les jours, on vous le rappelle;
Ecoutez-en un trait fidèle.

Que le matan tuè les pe, pe, pe!
Que le matan tuè les Petignats,

Vivent les z'ai, z'ai, z'ai, vivent les Aidjolats.

Étonnamment la partie de cette strophe en patois est tirée d'une chanson anti Péquignat : "Que le mauvais temps tue les Petignats. Vivent les Ajoulots". Alors que le reste de cette chanson fait l'éloge de Pétignat. Vous pouvez retrouver l'intégralité de la chanson dans l'ouvrage "Le Jura bernois : notices historiques sur les villes et les villages du Jura bernois (District de Porrentruy) de Louis Vautrey (1863-1873)."

Dans la Revue des traditions populaires de 1886, on retrouve une chanson populaire du pays de Montbéliard "Chanson des Pétignot", où à part le refrain, rien n'est similaire à la chanson "Les Petignats de 1740". Il est question de gars de Chèvremont.
Voici la chanson, accompagnée par sa partition, qui donne une idée de l'air de cette chanson.

Partition chanson des Pétignot.

- Chanson, version en patois :

C’a lês bôbes de Tchèvremont (bis).
Que sont paitchis pou lai nation (bis).
Que sont airus dedans lai guerre
Sans dire aidue ai lu maitresses.

Que lou ma ten tinait lês Pe, pe, pe
Que lou ma ten tinait lês Petignot,
Vive les Aidjoulots (bis)

Quand é fu louèn de son pays (bis)
Lou pu djuene s'en repentit (bis)
Ce s'en revint drait tchè sai tante,
Lai vou sai belle elle y fréquente

— E'dobondjou, mai tante Ali,
Ac'que maie mie n'a pouèn po chi ?
— Elle a i a dedans sai tchambre,
Qu'elle y puere et que s'y lamente.

Lou bé golant montit i a
Lai belle ait tirie ses rides :
— Retirie-vôs, i vôs en prie
De vôs mon cue n’ai pu d'envie.

— Mai mie, faites me z’in bouquet
Que fent de rose et de miguet,
Que feut loyie d'in riban djane
— J'ai fait l’aimour; ç'a pon in atre,

— Ma mie, faites me z'in mouètchu,
Faites me lou pu b'monétchu.
Faites-lou long, faites-lou lairage,
Ça pou bin êchne mon visaidge.

— Ollai vôs en, i vos lou dis
— Mai mie, i vôs aippoutche ci
In bé riban de demoiselle
— Demoère ci, li dyit lai belle

- Chanson, version en français :

Ce sont les gars de Chèvremont
Qui sont partis pour la nation,
Qui sont allés dedans la guerre
Sans dire adieu à leurs maitresses,

Que le mauvais tonnerre tue les Pe, pe, pe
Que le mauvais tonnerre tue les Pétiguot,
Vivent les Ajoulots

Quand il fut loin de son pays,
Le plus jeune s'en repentit
Et s'en revint droit chez sa tante
Là où sa belle elle fréquente.

Ah ! bonjour ma tante Alice
Est-ce que m'amie n'est point par ici
Elle est en haut, dedans sa chambre,
Qu'elle y pleure, et qu'elle s'y lamente.

Le beau galant monta en haut ;
La belle a tiré ses rideaux ;
— Retirez-vous, je vous en prie ;
De vous mon cœur n'a plus d'envie.

— M'amie, faites-moi un bouquet
Qui soit de rose ou de muguet,
Qui soit lié d'un ruban jaune
— J'ai fait l'amour, c'est pour un autre.

— M'amie, faites-moi un mouchoir,
Fait’-moi le plus beau mouchoir ;
Faites-le long, faites le large,
C'est pour essuyer mon visage.

— Allez vous-en, je vous le dis.
— M’amie, je vous apporte ici
Un beau ruban de demoiselle.
— Demeure ici, lui dit la belle.

Ci-dessous, un commentaire fait sur la chanson, dans le même ouvrage :

"Dans les villages du pays de Montbéliard, aux jours de fête, l'on peut entendre encore jouer de ces airs de danse nommés ajoulottes (de l'ancien nom du pays qui, depuis Montbéliard jusqu'à Bâle et Porrentruy, était appelé pays d'Ajoie). Ces airs sont d'une allure vive et farouche ; ils ne paraissent pas très anciens. Du même genre est une chanson que l'on redit assez fréquemment, la chanson dite des Petignot, reproduite ci-dessus ; son refrain fait allusion à un rebelle, Pierre Pétignot, qui, en 1740, souleva les paysans de l'Ajoie contre le prince évêque de Bâle la date de sa composition ne peut donc remonter au delà de la seconde moitié du siècle dernier. On croit même qu'elle a dû naître à l'époque des guerres de la République ; c'est là, du moins, l'opinion de M. Contejean, qui en a publié le premier le texte dans son Glossaire du patois de Montbéliard. Les couplets ne sont d'ailleurs qu'un rajeunissement et une imitation de chansons de soldats antérieures."

Dans "Les Paniers, poème patois de Ferdinand Raspieler, Précédé d'une Étude littéraire sur quelques poésies en patois de l'ancien
Évêché de Bâle." publié en 1849, il est dit que cette dernière chanson "est la même que celle des Valas de Mieco, qui se chante sur cet air et avec ce refrain [Celui finissant par Vive les Aidjoulots]. Le premier couplet [Ce sont les vâlats de Mieco. Que s'en revegnan de lai dguiere] seul est changé." Couplet remplacé par : C’a lês bôbes de Tchèvremont. Que sont paitchis pou lai nation.

La tour de Milandre, par Henri Bardy.

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