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Méli-Melo Belfort
31 janvier 2024

Souvenirs du siège de Belfort - Joseph Berger : Ipeca.

     Nouveau souvenir du siège de Belfort de Joseph Berger intitulé Ipeca. Article au titre énigmatique, mais explicité dans le corps de l'article publié le 1er Octobre 1908 dans la tribune des combattants de 1870-1871.

IPECA

    Pour la première fois depuis le commencement de la campagne, ce jour-là, 10 février 1871 j'avais manqué l'appel.
    Descendu de grand' garde la veille à midi, transi de froid, grelottant la fièvre, j'étais rentré dans la ferme Voisinet, au bord de l'étang des Forges, où campait mon escouade.
    Depuis mon arrivée, à peine étais-je sorti de dessus le tas de foin qui me servait de couche et que je partageais naguère avec mon ami Barthélemy Fayolle, mort il y avait peu de jours, de la petite vérole noire.
    Trop fatigué, je n'avais rien mangé, je n'avais pu qu'avaler la tasse de lait que m'apportait tous les matins, Xavier, le valet de la ferme, en échange de ma ration d'eau-de-vie.
    Vers les 10 heures du matin, Auvergne, le sergent de semaine, était venu me prévenir que j'étais désigné pour la grand' garde, à midi ; je devais prendre le commandement du poste dit centre gauche, faisant fonction de sous-officier.
    Déjà ! m'étais-je écrié ; mais je ne suis descendu de garde qu'hier à midi !
    C'est vrai, me répliqua Auvergne ; mais tu n'ignores pas que les cadres manquent ; dans toutes les compagnies les trois quarts des sergents et des caporaux sont sur le flanc ! et il s'était retourné.
    Jamais je ne pourrai faire mes rondes ! me disais-je, en retombant couché sur mon tas de foin.
    Berjon, mon brave camarade, m'avait entendu. 
    J'espère bien, me dit-il, que tu ne vas pas aller prendre ce poste ; tu es malade, trop malade pour faire le service.
    Je vais aller moi-même en prévenir le lieutenant Berruet pendant que tu te rendras à la visite d'Ipéca, pour te faire reconnaître malade, ou tout au moins te faire dispenser de service.
    Ipéca était le surnom que nous avions donné au médecin du Bataillon.
    Celui-ci, jeune docteur, à défaut, sans doute, de médicaments nécessaires aux malades, prescrivait à tous, sans distinction, une dose d'Ipécacuana : dose acceptée d'ailleurs par chaque malade comme un véritable pis-aller et pour éviter les punitions, car la plupart du temps ce médicament n'avait aucune action sur le genre de maladie dont le pauvre mobile se plaignait.
    Je fis ce que Berjon me conseillait ; je me levai, ceignis mon ceinturon seulement, car nous ne devions jamais quitter nos vêtements, pas même nos chaussures et me dirigeai du côté où logeait le docteur.
    Fais bien attention, m'avait ajouté Berjon, de ne pas avaler la drogue qu'inévitablement Ipéca va te donner ; tu la jetteras en sortant de sa cambuse ; le principal est qu'il t'évite la grand'garde pour aujourd'hui, nous aviserons ensuite.
    Je me présentai devant le docteur ; pour la première fois de ma vie c'était pour mon compte personnel. A peine me regarda-t-il.
    Cependant il me dispensa de service et chose prévue, ordonna à son aide de me donner une dose d'Ipécacuana. Mais contrairement à ce qui se faisait d'habitude, c'est-à-dire, la remise au malade d'un peu de poudre couleur de cendre dans un cornet de papier, le docteur s'était aperçu sans doute que sa panacée allait se mélanger à la poussière du chemin, ce jour-là il la faisait avaler au patient devant lui.
    Il me fallut donc, malgré un vif dégoût prendre le gobelet d'eau dans lequel l'infirmier avait versé la dose grisâtre et en avaler le contenu.
    Je sortis de la maison d'Ipéca et je repris, chancelant et écœuré, le chemin qui conduisait à mon escouade.
    Il me souvient, comme dans un rêve, que la route était toute blanche de la neige qui tombait à gros flocons. D'un regard angoissé je mesurai le chemin à parcourir, pas trop long pourtant, mais qui me le paraissait effroyablement ; mes jambes semblaient ne plus pouvoir me porter. Je vois encore le fossé qui bordait la route à droite, tout blanc lui aussi, d'un blanc immaculé ; puis, plus rien, je roulai inanimé dans le fossé, la neige amortissant ma chute.
    Lorsque je revins à moi, j'étais étendu sur un matelas, dans une chambre de la ferme Voisinet ; mes camarades, autour de moi, paraissaient navrés et Berjon me frictionnait la poitrine avec des linges chauds.
    Peu après arrivait mon ami d'enfance, Louis Reverchon, étudiant en médecine, dans le savoir duquel nous avions toute confiance et que l'on était allé chercher en toute hâte. Celui-ci reconnut de suite la maladie dont j'étais atteint : c'était celle dont mon compagnon de lit, Fayolle, était mort, c'était la petite vérole.
    Il faut, dit-il, transporter votre ami à l'Hôpital, son état demande de grands soins.
    Jamais, répondirent d'une seule voix, tous mes camarades ; nous le soignerons nous-mêmes et bien mieux qu'à l'hôpital d'où l'on ne revient jamais.
    Reverchon comprit qu'il était inutile d'insister ; il savait, lui aussi, que neuf fois sur dix, les malades transportés à l'hôpital étaient saisis par la fièvre typhoïde et en mouraient.
    Il prescrit ce qu'il y avait lieu de faire dans la situation ; c'est-à-dire éloigner de moi, autant que possible, mes frères d'armes, empêcher le froid de pénétrer dans le coin où j'étais étendu et me faire boire des tisanes de fleurs de tilleul ou de sureau.
    Je me charge de le soigner, avait dit Berjon, je ne crains rien, j'ai déjà eu la petite vérole, ça me connaît. Quant à vous, continua-t-il, en se tournant vers les camarades, comme il est inutile d'aller chercher des remèdes chez Ipéca, votre tâche est de vous rendre chez tous les habitants des Forges, d'Offemont et des environs, de leur demander des fleurs de tilleul ou de sureau et de m'en apporter chacun une poignée. Rompez et en avant !
    Ces braves mobiles partirent aussitôt : ils ne rapportèrent certes pas tous une poignée de fleurs, à peine quelques-uns une pincée, car le siège durait depuis plus de trois mois ; chaque maison avait eu ou avait encore des malades et les quelques provisions des ménagères étaient presque partout épuisées. Cependant, les modestes brindilles apportées par mes amis suffirent à Berjon pour me préparer les bols de tisane que réclamait la fièvre intense qui me dévorait.
    La nuit suivante j'eus le délire. Berjon m'avoua plus tard, qu'il m'avait cru perdu.
    J'appelais, paraît-il, tous mes camarades morts pendant le siège, notamment le joyeux Fremonteil, mort dans le bois de l'Arsot, frappé d'une balle, alors qu'il n'était pas commandé de service ; ce pauvre Gauthron, tué au fort des Perches, que nous plaisantions si souvent sur sa famille : il était le dernier et vingt et unième enfant de ses parents, avec vingt sœurs aînées ; j'appelais surtout mon cher frère d'armes, Barthélemy Fayolle, que nous avions conduit au cimetière d'Offemont tout récemment.
    Le 12 Février, les obus provenant des batteries établies au fort des Perches par les Allemands, tombèrent sur le faubourg des Forges, écrasant les toits, crevant des pans de murs et mettant le feu à plusieurs habitations. Dans la fièvre où j'étais plongé, je ne m'aperçus pas de ce bombardement.
    J'étais bien malade ; mais je fus soigné admirablement et le cri de délivrance poussé par mes camarades le soir du 13 Février 1871, abattit ma fièvre.
    La joie débordante des Mobiles à l'annonce de la signature de l'armistice, leurs chants, leur gaieté me ramenèrent à la vie. Je ne pus me lever, car j'étais trop faible : d'ailleurs il ne fallait pas y songer, mon garde-malade Berjon ne me quittait pas : les boutons boursoufflaient déjà mon visage, mes jambes et mes bras ; mais, comme je partageais l'allégresse de tous mes compagnons d'armes.
    Chacun à leur tour, mes amis venaient me donner des nouvelles de la situation, de ce qui se disait à Belfort, de ce que l'on savait du reste de la France, car les journaux commençaient à traverser les lignes d'investissement. On faisait déjà des préparatifs de départ. Les sentinelles n'échangeaient plus, la nuit, des coups de feu avec celles des ennemis ; on ne vivait plus dans ce perpétuel état de qui-vive, qui donne si fort la fièvre pendant les gardes. On se félicitait, l'on se congratulait.
    Si tu n'es pas guéri, me disaient-ils tous, nous t'emporterons sur un brancard, à tour de rôle.
    Tu rentreras à Lyon, avec nous. Hélas ! le désir de mes bons amis ne put être mis à exécution, La veille de leur départ de Belfort, ordre fut donné de me transporter dans une ambulance de la Ville ; ce qui fut fait. Avant leur mise en route, ils vinrent tous, ces braves frères d'armes, me faire leurs adieux, m'offrant tous de me laisser quelques petites choses et cependant Dieu sait s’ils avaient besoin du peu qui leur restait ; l'un d'eux voulut à toutes forces, me donner son capuchon, car, j'en aurais assurément besoin les premiers jours de sortie, disait-il. Effectivement, plus tard, ce capuchon me fut d'une très grande utilité, lorsque je quittai Belfort.
    Après le départ du dernier groupe de mes amis, en me retournant dans mon lit, j'aperçus, épinglé au mur, une médaille militaire. Ces braves savaient que j'avais, été proposé pour la médaille et avaient voulu devancer la nomination officielle.
    Je ne pus retenir mes larmes. Chers camarades : Beryon, Marcos, Favre, Grilat, Musy, Delécraz, je me demande encore où et comment vous vous étiez procuré cette décoration !
    Le 17 février 1871, les Mobiles du Rhône partirent ; ils quittèrent Belfort avec armes et bagages, portant déployé, les couleurs au vent, le beau drapeau que venaient de leur offrir les femmes de la Ville.
    Le soir les Allemands entrèrent dans la place.
    Il en vint à l'ambulance de l'Espérance, où j'avais été transporté, avec quelques malades atteints comme moi de la petite vérole ; mais à notre vue, les Prussiens reculèrent : quelques-uns nous jetèrent des paquets de cigares, puis ils partirent et nous ne les revîmes plus.
    Curieux fut notre séjour dans cette ambulance ! Nous n'avions point d'infirmier et pendant tout le temps que nous y restâmes, nous ne reçûmes la visite d'aucun major ni chirurgien, on nous avait oubliés ! Les moins malades d'entre nous faisaient de la tisane avec des paquets de centaurée trouvés dans le coin d'un rayon et allaient aux provisions chez les plus proches marchands du voisinage. J'avais encore, heureusement, quelque argent sur moi, le reste d'un billet de cent francs que mes parents m'avaient fait parvenir en contrebande.
    Nous fûmes tellement oubliés que mon père prévenu de ma situation par des lettres de camarades, vint à Belfort pour me voir et m'emmener.
    Il me chercha dans tous les hôpitaux et ambulances dont les noms lui furent donnés comme contenant des soldats français ; il parcourut toutes les listes de malades et ne me trouva pas.
    Le pauvre homme chercha même sur la liste des morts, il eut la satisfaction de ne pas voir le nom de son fils, mais à son grand désespoir, il fut obligé de retourner à Lyon, sans avoir pu me découvrir.
    Enfin quinze jours environ après mon entrée à l'infirmerie, à peine guéri, cachant mon visage couleur d'écarlate, dans l'ombre de mon capuchon, je profitai du départ d'un convoi de convalescents français pour me glisser dans leurs rangs et sortir de Belfort.
    Je pris la route de Lyon, où j'arrivai fatigué, mais en pleine voie de guérison, dans la nuit du 11 Mars 1871.

J. BERGER.

    En ce qui concerne la ferme Voisinet, je retrouve dans le recensement de Belfort de 1866 un Balthazard Voisinet, forgeron au 5 du faubourg des Forges. Je ne retrouve plus que sa veuve dans celui de 1872, habitant au 6 avec ses fils, Adolphe et Joseph travaillant à la forge. Les registres de décès de Belfort, confirme la mort de Balthazard Voisinet le 11 avril 1870. Même si toute la famille Voisinet travaillait à la forge, il est possible qu'elle s'occupait également d'une ferme.
Même si son nom n'est pas donné, il est fort possible que le valet de ferme Xavier corresponde à Xavier Marchand, témoin sur l'acte de décès de Balthazard, et voisin du défunt.

    Concernant les amis tués de Joseph Berger, on retrouve dans le "Livre d'or du siège de Belfort 1870-1871", Fayolle Barthélémy Claude décédé le 17 janvier 1871, soldat au 1er bataillon du 16 régiment de marche de la GNM69, Frementeil Jules Arthur soldat au 2e bataillon de la GNM69, tué à l’ennemi le 15 décembre 1870 au camp de la cornée à Offemont. Par contre, aucune trace d'un Gauthron, tué au fort des Perches. Faute d'un prénom, je n'ai pas réussi à retrouver un Gauthron susceptible d'être mort durant la guerre 1870-1871. Est-ce un oublié à ajouter à la liste des soldats tués au siège de Belfort ? Ou est-ce une confusion de Joseph Berger, mais alors de quel ami tué aux Perches voulait-il parler ?

    Petite précision sur l'Ipécacuana, remède systématiquement distribué par le docteur rencontré par Joseph Berger et qui lui a valu le surnom d'Ipéca. Le Dictionnaire de l’Académie française, 5e édition (1798) en parle en ces termes : "Racine grosse comme le chalumeau d’une plume médiocre, qu’on nous apporte sèche de plusieurs endroits de l’Amérique. Il y en a de trois sortes, le brun, le gris et le blanc. Le brun est le plus fort et le plus estimé ; le blanc est le plus faible. Il est purgatif et astringent. C’est un des meilleurs remèdes qu’on ait trouvés jusqu’ici pour la dysenterie.". Son nom scientifique est Carapichea ipecacuanha, il a souvent été utilisé comme émétique, en sirop, mais durant le siège de Belfort, c'est sûrement pour ces effets anti-diarrhéique qu'il a servit. Comme le dit Joseph Berger : "Reverchon comprit qu'il était inutile d'insister ; il savait, lui aussi, que neuf fois sur dix, les malades transportés à l'hôpital étaient saisis par la fièvre typhoïde et en mouraient."
Sachant qu'un des principaux symptômes graves de la typhoïde est la dysenterie, il n'est pas étonnant que le médecin en donnait à tous malades se présentant à lui, c'était probablement la seule chose qu'il pouvait faire pour essayer de sauver ceux qui finiraient à l’hôpital, véritable mouroir dans cette guerre de siège.

Ipecacuanha Collection de douze cahiers de plantes
Ipecacuanha - Collection de douze cahiers de plantes ... Dessin par Charton Jacques. BNF/Gallica.fr.

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