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Méli-Melo Belfort
24 septembre 2023

Souvenirs du siège de Belfort - Joseph Berger : Un fusil qui a peur.

     Ci-dessous, le 6e épisode des Souvenirs du siège de Belfort par Joseph Berger :

UN FUSIL QUI A PEUR

    Ce jour-là, 19 décembre 1870, à midi, nous allions, le caporal de la garde montante et moi, suivis de trois ou quatre mobiles, relever les factionnaires placés à la lisière de la forêt de l'Arsot.
    Comme nous approchions de la route qui va de Belfort à Offemont, près de l'endroit où devait se trouver la sentinelle postée à  quelques pas du cimetière, notre attention fut attirée par des cris et un bruit de luttes dans les branches d'arbres ; nous accourûmes: la sentinelle n'était pas à  sa place habituelle ; mais à  quelques mètres de son poste, entre les arbres et au milieu des broussailles foulées, deux hommes se roulaient et se frappaient mutuellement à  coups redoublés ; nous les séparâmes: l'un des belligérants était ma sentinelle, Auguste Poillod, mobile de mon escouade, et l'autre, un individu paraissant être un soldat de la garnison.
    Poillod nous expliqua qu'étant en faction, il avait aperçu un homme qui se glissait, en paraissant se cacher, entre les arbres ; que le voyant sans fusil, il l'avait pris pour un espion et qu'au lieu de lui envoyer une balle, il avait préféré lui sauter dessus pour s'en emparer vivant.
    Nous emmenâmes l'homme au poste de grande garde, où il fut reconnu : c'était un mobile, du 57e de marche, qui désertait.
    Le sous-lieutenant Berruet qui commandait le poste me chargea de prendre deux hommes et, avec eux, de conduire le déserteur au commandant du hameau des Forges.  

Forêt d'Arsot
Forêt d'Arsot. Extrait carte de Belfort et de ses environs (1870). Source Gallica.

    N.D.L.R. : Au vue de la description de Joseph Berger, et de l'emplacement du cimetière actuelle, le rond rouge sur la carte indique le lieu approximatif où la sentinelle était en poste.

    Le commandant Duringe auquel je présentai mon prisonnier était à table ; entre deux bouchées, il me dit qu'on aurait mieux fait d'envoyer une balle dans la tête du déserteur que de s'en embarrasser, puis il me donna l'ordre de le conduire au chef de son bataillon, au fort des Barres.

Caserne d'artillerie Hatry, ancien Fort des Barres
Caserne d'artillerie Hatry, ancien Fort des Barres, Belfort. Source, A.D. de Belfort.

    Mes deux hommes, Vignard et Villedieu et moi-même, nous enragions d'avoir attrapé cette corvée ; nous venions de faire vingt-quatre heures de grand'garde et nous avions un grand besoin de repos ; mais il fallait obéir et, tout en, maugréant contre notre prisonnier, nous prîmes le chemin de Belfort, pour de là gagner le fort des Barres.
    La ville subissait, ce même jour, un redoublement de bombardement ; l'ennemi avait diminué un peu son feu sur les ouvrages des fortifications pour l'augmenter sur les habitations des particuliers ; la canonnade serrée et sans trêve des prussiens démolissait les maisons des habitants ou les incendiait.
    Cette fureur de l'ennemi était la seule réponse qu'il faisait à la demande exprimée la veille par une députation suisse, qui s'était présentée au général de Treskow, au nom du président de la confédération helvétique. Cette députation était venue supplier les assiégeants de laisser sortir de Belfort les femmes, les enfants et les vieillards, se chargeant de leur transport et de leur entretien à Porrentruy. Le général commandant les forces allemandes concentrées autour de Belfort n'avait pas répondu à la généreuse intervention de charitables voisins qui avaient pris en pitié les malheureux de la cité alsacienne ; par un bombardement furieux il voulait accabler Belfort, ne pas y laisser le moindre abri, la réduire en cendre et, sans pitié il condamnait tous les habitants à vivre dans des caves malsaines, au sein d'une violente épidémie varioleuse qui décimait déjà la population et même la garnison.
   C’était surtout des batteries établies au-devant du village d'Essert, entre le Mont et Bavilliers, que les allemands bombardaient la ville ; aussi plus nous approchions du fort des Barres et moins nous avions à redouter les projectiles ; ceux-ci passaient au-dessus de nos têtes, sauf quelques-uns pourtant qui tombaient sur le faubourg de France et sur le quartier neuf des Ancêtres.
   Arrivés au fort des Barres, nous ne trouvâmes pas d'abord l'officier auquel j'avais l'ordre de remettre mon prisonnier. Comme il y avait eu dans la matinée de ce jour des mouvements de troupes allemandes entre Châlonvillars, Essert, Bavilliers, Argiésans et Andelnans, les mobiles casernés aux forts de Bellevue et des Barres étaient sortis en armes et une grande partie avait été déployée en tirailleurs devant le front des ouvrages avancés, leurs lignes à cheval sur la voie du chemin de fer, à gauche de Danjoutin, sur la route de Besançon, devant Bellevue et sur la route de Paris, en avant du hameau des Barres.
    En cherchant mon officier, nous trouvâmes nos camarades du 65me de marche, mobiles du Rhône aussi, qui échangeaient force balles avec l'ennemi. je les vois encore sous les projectiles sifflants : les uns agenouillés derrière un pan de mur, d'autres appuyés contre un tronc d'arbre ou allongés sur quelques mottes de terre, rampant dans un fossé, tranquilles, calmes, d'un sang-froid sans pareil ; ils chargeaient leur fusil, épaulaient, ajustaient, visaient longtemps, patiemment, tiraient, puis recommençaient ; ces rudes soldats, la plupart vignerons de l'arrondissement de Villefranche ou cultivateurs des cantons ruraux de l'arrondissement de Lyon, faisaient le coup de feu comme à la cible sur le champ de manœuvre, aussi posément que s'ils avaient été à  l'affût au coin d'un bois, derrière un buisson, dans l'attente du passage d'un lièvre ; oh! ils ne tremblaient pas nos camarades du beaujolais et des environs de Tarare et du Bois-d’Oingt ; tous leurs coups portaient et les allemands qu'ils choisissaient du bout de leur fusil à  tabatière, s'abattaient toujours sous leurs balles.
    A force de demander et de chercher, je finis par rejoindre mon chef de bataillon. Je lui fis part de ma mission et sa première réponse fut de m'envoyer promener avec mon prisonnier, puis, se ravisant, il me dit que l'affaire ne le regardait plus, que mon prisonnier était porté déserteur et que, par suite, c'était à la place que je devais le conduire. Ceci dit, il me tourna le dos pour continuer à suivre les péripéties du combat.
    Plus que jamais mes hommes et moi nous continuâmes à maudire notre corvée, tout en reprenant le chemin de la ville, entraînant notre prisonnier qui n'avait pas soufflé mot depuis les Forges.
    Nous retraversâmes la Savoureuse ; mais, à mesure que nous avancions dans Belfort, nous remarquions que les obus arrivaient plus nombreux ; à chaque tournant de rue, nous voyions quelques cheminées ou pans de murs qui s'écroulaient ; des briques, des tuiles, des chevrons tombaient autour de nous, couvraient le sol des rues que nous suivions. Autant que possible nous rasions les maisons et passions sous les abris faits de poutres, de troncs d'arbres ou de traverses de chemin de fer.
    — Ça rapplique ! disait Vignard à chaque instant, en se servant de cette locution familière chez les mobiles du Rhône.
    — Un vrai dégel ! murmurait Villedieu, pour toute réponse.
    Enfin, nous atteignîmes la porte de Brisach.

Porte de Brisach, Belfort
Porte de Brisach, Belfort. Source, A.D. de Belfort

    Pendant que le sous-officier de planton, auquel j'avais expliqué l'objet de ma venue, allait prendre les ordres de l'officier de garde, nous attendions, mes deux hommes, notre prisonnier et moi, dans la petite cour qui précédait l'entrée de la caserne.
     A un certain moment, comme je me retournais pourvoir quelle figure faisait le déserteur, Villedieu me poussa du coude en murmurant :
    — Le colonel.
    — En effet, dans l'encadrement de la porte, le commandant supérieur de la place, Denfert, s'était avancé et nous regardait.

Le colonel Denfert-Rochereau dans sa casemate au château pendant le Siège de Belfort (1870-71)
Le colonel Denfert-Rochereau dans sa casemate au château pendant le Siège de Belfort (1870-71). Source, A.D. de Belfort

    Au même instant, un obus éclata avec un bruit formidable sur nos têtes, contre la paroi intérieure de la cour ; les débris du mur, les pierres, les éclats de fonte sifflèrent, miaulèrent, volèrent autour de nous ; un nuage de poussière et de fumée nous enveloppa. Mes hommes s'étaient reculés instinctivement contre le pied de la caserne ; je ne bougeais pas, quoique ayant senti le bas de mes jambes éclaboussé par des gravois soulevés par un gros éclat d'obus tombé à mes pieds ; mais quand le bruit eut cessé et que la fumée se fut dissipée, je vis Denfert, toujours sur le seuil de la porte, qui me regardait en riant.
    Je ne comprenais pas pourquoi le colonel riait ainsi, lorsqu'il m'interpella :
    — Comment, caporal, c'est ainsi que l'on tient un fusil ?
    Oh ! malheur ! mon fusil que j'avais, avant l'arrivée de l'obus, au port d'armes, à mon bras droit, était toujours dans la même position, mais... à mon bras gauche !
    J’étais confus ; je sentais le rouge me colorer le visage. Denfert riait toujours ; il fit un pas en avant et, en me donnant de légères tapes sur l'épaule, il me dit :
    — Allons, allons, remettez-vous, mon ami, l'homme n'a pas bronché, je l'ai constaté, c'est le fusil qui a eu peur.
    Du regard, je le remerciais de ses bonnes paroles, lorsqu'il me demanda encore :
    — De quel bataillon, êtes-vous ?
    — Du 1er du 16me, mon colonel.
    — Ah ! ah ! répliqua-t-il, des mobiles du Rhône, alors, des braves, ceux-là !
    Puis il rentra comme le sous-officier de planton revenait, avec deux hommes du poste, et me débarrassait de mon prisonnier.
    Je retournai de suite, avec mes deux camarades, aux Forges, non toutefois sans avoir ramassé, pour l'emporter, la moitié de la tête de l'obus qui était tombée contre mon pied gauche et qui était encore brûlante lorsque je la saisis.
    J’ai rapporté à Lyon cet éclat d'obus, il est toujours sur mon bureau et me sert de presse-papier, tout en me rappelant le jour où, d'après la parole de Denfert, mon fusil a eu peur.

                                        Joseph BERGER.

    Dans son témoignage, Joseph Berger parle d'une intervention de la suisse aurpès des allemands pour exfiltrer les non combattants de Belfort vers Porrentruy. Il semblerait que cela a été initié par un comité de Porrentruy. Les journaux suisses de l'époque en font mention. Dans un futur article, je relaterai leur action de décembre 1870 auprès de la population belfortaine, ainsi que celles effectuées auprès des habitants d'Héricourt et de Montbéliard.

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